Politique

Anthropologie

Publié le 30 avr. 2025 à 19:25 | Écrit par
Stéphane Haslé
| Temps de lecture : 04m05s

D’aucuns, parmi les lecteurs de Louis, trouveront sans doute la situation actuelle du monde désespérante. Objectivement désespérante : la guerre en Ukraine et la victoire probable de Poutine, le déchainement libertarien de Trump et Musk, le gouvernement Macron-Bayrou qui ronronne sans opposition, tout cela, entre autres, n’incite pas les humanistes à l’optimisme. Subjectivement désespérante, parce que beaucoup de nos contemporains paraissent s’en accommoder, voire n’y trouver rien à redire. Comme si vouloir dominer son prochain, chercher à triompher des autres dans la compétition sociale et économique, viser, pour soi, la place la meilleure sans égards pour autrui, étaient des comportements naturels, indépassables, comme si, finalement, l’Homme était ainsi, égoïste, autocentré, individualiste forcené et qu’il nous fallait « faire avec ».

Cette idée n’est pas nouvelle. Depuis qu’il essaie de se comprendre, l’être humain a constaté les penchants mauvais de sa nature, inutile de les énumérer, chacun les connaît, mais il les considérait précisément comme mauvais, néfastes, nuisibles. En Europe, les philosophes leur opposaient la recherche du Bien, la conduite gouvernée par la raison, le sens de l’intérêt général, les théologiens, l’amour du Christ, la joie du don, le geste de la charité, avec, convenons-en, plus ou moins de réussite. Ce qui alimente le pessimisme ambiant, c’est de voir lesdits penchants s’étaler sans contradiction, s’affirmer sans retenue, se présenter comme ce qui convient, comme ce qui vaut, comme ce qui est la norme, et la seule. 

Cette anthropologie sans nuance est contemporaine du développement du capitalisme. Elle apparait au XVIIe et XVIIIe chez des auteurs comme Thomas Hobbes, Mandeville ou Adam Smith. Dans un texte célèbre de 1776, extrait de Enquête sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, ce dernier énonce : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du souci qu’ils ont de leur intérêt propre. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ». Ce qui guide nos rapports à nos semblables, dans la vie sociale, ce n’est jamais de prendre en compte leur bien, ni d’être attentif à leurs besoins, ni le désir de les aider, mais uniquement notre intérêt particulier, la recherche de notre « avantage ». Smith ajoute que le seul moteur de nos actions est « le souci d’améliorer notre condition », entendons, notre condition personnelle. Il arrive que la recherche du bonheur privé entraîne une amélioration du bien-être des autres quand le désir d’enrichissement leur profite (vendre des voitures électriques fait de Musk l’homme le plus fortuné au monde et réduit les émissions de carbone) mais le but est d’abord mon bien, à moi. La thèse du ruissellement s’inscrit dans cette idéologie.

La politique, traditionnellement – disons, depuis la Révolution française - se donnait, parmi ses missions, d’établir et de développer les vertus positives de l’être humain : liberté, égalité, fraternité, par exemple. Elle avait ainsi une visée émancipatrice, elle s’attachait à libérer, en l’humanité, des puissances moralement favorables, l’éducation pour tous en était le moyen jugé le plus efficace. Aujourd’hui, il s’agit, pour les démocraties libérales, d’empêcher les excès du ʺtout pour moiʺ, de réguler, tant bien que mal, les inégalités, de sauver ce qui peut encore l’être, c’est une politique défensive et protectrice, mais plus du tout formatrice ou conquérante.

Les démocraties illibérales n’ont pas de telles pudeurs et s’accommodent fort bien des penchants délétères de l’homme, quand elles ne les promeuvent pas. À cet individualisme décomplexé, la gauche opposait le sens du collectif, la force du nous, la volonté du peuple. Cependant, depuis quelques décennies, elle (la gauche) a, lentement mais sûrement, modifié sa philosophie et s’est attelée à la défense des minorités, droits des homosexuels, égalité hommes-femmes, ou s’est concentrée sur des questions sociétales, mariage pour tous, suicide assisté, défense de la biodiversité, etc. De ce fait, elle a délaissé, parfois abandonné, la lutte proprement politique, c’est-à-dire l’opposition frontale au système capitaliste et a même semblé en accepter l’inéluctable réalité. En effet, le capitalisme est parfaitement compatible avec tous ces objectifs et peut les faire entrer, sans trop d’efforts, dans sa logique propre. Pour le dire en un mot, les revendications et la contestation se sont individualisées ou communautarisées. Les fondements anthropologiques de la gauche, originellement collectivistes plutôt qu’individualistes, ne se distinguent plus nettement de ceux de la droite.

Louis en revient à sa sempiternelle obsession : la seule idée opératoire pour dépasser le capitalisme et sortir de la vision trumpo-macronienne, c’est la lutte des classes et la mobilisation du peuple, de ceux qui subissent l’exploitation et sont dépossédés de leurs vies, contre les tenants de la domination politique, économique et médiatique. Évidemment, cette lutte ne doit pas écraser et nier la légitimité des autres combats, et elle doit être repensée en fonction de l’état actuel des sociétés, mais ce processus est le seul qui permette d’envisager un monde autre que celui dans lequel l’individualisme radicalisé, dont l’idéal-type est Musk ou Zuckerberg, s’épanouit aujourd’hui.



À propos de l'auteur(e) :

Stéphane Haslé

Convaincu que l’universalisme est une particularité nationale, je me considère comme un citoyen français du monde (intellectuel), définition possible du philosophe. Agressé chaque jour par les broyeurs à idées qui nous environnent, je pense que la résistance, même désespérée, ne doit pas être désespérante.

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