Mode sombre

Quand j'étais môme, on entendait déjà parler du trou de la Sécu. Je n'y comprenais rien vu qu'à Rennes, la Sécu, c'est un immeuble d'au moins dix étages. On peut craindre que les Français ne comprennent pas plus actuellement ce que les sapeurs néolibéraux sont en train de faire à l'une de nos plus belles institutions populaires et anticapitalistes au vrai sens du terme. Depuis « La Sociale » de Gilles Perret, on est tout même un certain nombre à ne pas oublier de quoi il retourne quand au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le ministre du travail communiste Ambroise Croizat et ses collaborateurs, notamment Pierre Laroque, finissent de mettre au point un véritable projet de société parce que c'est pas une mince affaire, la Sécu. Il suffit d'écouter Bernard Friot en parler avec passion pour saisir que «mettre fin à l'obsession de la misère et aux incertitudes du lendemain » juste après la Libération dans un pays économiquement et socialement en ruines est une idée tout bonnement révolutionnaire à tel point que, depuis son instauration, la droite (entendez par là tous les conservateurs qui s'ignorent mais qui pensent qu'avec le capitalisme, on a grosso modo atteint la fin de l'Histoire) n'a eu de cesse de faire capoter la Sécu, de creuser son trou pour la pousser dedans. En dehors des Gaullistes, les bourgeois volontiers collabos pendant l'Occupation n'en menaient pas large au cours de l’Épuration et ils ont préféré faire profil bas quand les Communistes et la CGT ont imposé la Sécu. Ça n'a pas été le grand soir économique qu'on nous promet comme la semaine des quatre jeudis mais cotisation sociale obligatoire pour tout le monde (ou presque) et autogestion paritaire. C'était déjà pas mal.

A cette occasion, le patronat actionnarial n'a pas été décapité mais il s'est tenu à carreau. Le modèle capitaliste s'est toutefois maintenu et les Trente Glorieuses ont apporté leur lot de hausse du niveau de vie : tout le monde s'est aveuglé de confort à la petite semaine sauf le quart-monde qui a raté le bus. Les ordonnances de 1967 (De Gaulle est encore au pouvoir) font à nouveau pencher la gestion du côté du patronat et enclenche un lent travail de sape du système social. A partir de 1976, le gros Barre pèse de tout son poids pour libérer les honoraires des toubibs et ne plus rembourser certains médocs. Puis le faux-gauchiste mais vrai faux-jeton Fabius ouvre la porte aux complémentaires santé et le faux-socialiste mais vrai social-traitre Rocard invente la CSG. C'est un peu technique mais en gros, le privé et l’État refont leur entrée dans une organisation où les cotisants étaient censés se passer d'eux. Qu'ils soient de droite ou de la pseudo-gauche gouvernementale, bref des libéraux comme dirait Jen-Claude Michéa, une procession de ministres va alors saboter ce beau projet social à coups de réformes perfides frappées au sceau du pragmatisme (autre nom du chacun pour soi rancunier) jusqu'à la création des ARS, le bras à peine déguisé mais vengeur, d'une bourgeoisie revancharde et particulièrement hypocrite bien décidée à ne plus payer pour ces salauds de prolos et à se faire soigner dans les cliniques.

Macron et ses sbires ont donc ses alliés de longue date pour ouvertement dézinguer la cotisation sociale. A force de désinformation, celle-ci est d'ailleurs mal perçue par beaucoup de salariés qui ne comprennent pas que les contributions ne sont pas un manque à gagner comme la propagande néolibérale voudrait leur faire croire mais une participation financière au combat collectif contre la précarité et les aléas de l'existence. Quand le patronat parle de charges sociales, c'est pour s'en plaindre rien qu'en prononçant leur nom alors qu'il s'agit bien plutôt d'une part du salaire de l'employé (si, si!) versée à une caisse communautaire. Et là, les termes sont importants. Ce que verse l'employeur à la Sécu, c'est du salaire socialisé et s'il cessait de le faire, c'est à l'employé qu'il devrait le verser. Or c'est pas du tout son intention et le patronat espère bien par un nouveau tour de passe-passe nous faire prendre des vessies pour des lanternes en nous parlant d'allègements alors que c'est tout simplement de la fauche. Si vous voulez réellement savoir ce que vous rapportez (j'ai pas dit coûtez) à votre employeur, additionnez votre salaire net, vos cotisations et celles qu'il verse. Ajoutez-y une plus-value variable mais assez conséquente dont vous ne voyez jamais la couleur et vous arrivez à peu près au compte. Et si votre employeur est malgré tout sans doute un salarié comme vous, mieux payé tout de même pour vous pressuriser sans se poser de questions, n'oubliez que derrière, y a des actionnaires dont le seul mérite est de mettre la pression à tout le monde pour engranger toujours plus. L'invention du sous-traitant auto-entrepreneur est l'ultime miroir aux alouettes qui en a leurré plus d'un. L'employeur redevient un donneur d'ordres sans obligation sociale ni vu ni connu et adieu les cotiz'. L’État a ensuite beau jeu de surfer sur les mutations du salariat pour se lamenter sur les caisses qui ne se remplissent pas, c'est quand même lui qui encourage les start-ups.

Si le salaire net est destiné à assurer les frais du quotidien quand tout va bien, le salaire brut (net + cotisations), c'est un filet en cas de coups durs, c'est la sécurité et la sérénité face à un avenir forcément incertain mais du coup plus supportable quand on n'est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche. Mais il faut tout de même bosser suffisamment pour y avoir droit à cette tranquillité d'esprit. On reste tributaire de l'emploi et du salaire en tant que producteur en attendant mieux car un autre modèle est possible. Mais ce n'est pas encore la question du jour même si ce n'est pas interdit d'y penser.

Si le gouvernement veut faire faire des économies au patronat en baissant les cotisations, il sait aussi très bien qu'au bout du compte, ce sont les actionnaires qui encaisseront. Et comme les entreprises cotisent moins au nom du pragmatisme économique, le trou de la Sécu se creuse, d'où l'augmentation de la CSG que les retraités ont été méchamment surpris de voir augmenter au lendemain des présidentielles. On les avait pourtant prévenus que c'est pas Mélenchon qui en voulait à leurs économies mais l'autre chanteur de boys band avec sa tête à claques de fayot.

La hausse de la CSG alourdit l‘impôt pour tout le monde et fiscalise encore un peu plus le financement de la Sécu : depuis 1995, la part de l'Etat est passée de 4,9 à 28 % alors que le taux de la contribution sociale à la Sécu a chuté de 86,8 à 67,3 %. Autant dire que l'Etat prend une part de plus en plus importante dans le financement de la Sécu à travers nos impôts. Ça peut paraître insignifiant aux moins attentifs ces petites malversations comptables mais le gouvernement néolibéral nous prépare une nouvelle saloperie dans un avenir assez proche. Non seulement la bourgeoisie a rétabli le déséquilibre en son extrême faveur par des tas de réformes (régressions déguisées) annoncées comme nécessaire à la survie du système mais comme pour les retraites, elle s'apprête à porter le coup de grâce à la Sécu. Comment ? Soit en la faisant passer sous la coupe totale d'un ministère quelconque, ce qui n'est pas une bonne nouvelle vu que l'Etat néolibéral n'aime que les assistés qu'il se choisit lui-même, soit en vendant tout le bousin par pièces à des caisses privées comme Valls nous a déjà fait le coup en 2016 avec les mutuelles obligatoires qui augmentent sans qu'on ait notre mot à dire. Bref ça s'annonce mal.

Au-delà de l'aspect un peu technique, que retenir de tout ça ? Quand ça ne leur rapporte rien, ça dérange les capitalistes qui s'arrangent alors pour pouvoir en faire de l'argent ou pour le détruire s'ils ne peuvent vraiment rien en tirer. En conséquence, on peut savoir quand quelque chose présente de l'intérêt pour nous si les capitalistes cherchent à le réformer ou à le saccager. La Sécu a représenté un immense espoir d'équité et de bien-être pour ceux qui en avaient le plus besoin. Ça a dérangé les bourgeois et depuis sa création, ils n'ont de cesse de la faire rentrer dans le giron du privé, vu qu'il y a une manne à exploiter et du fric à se faire. En réformant encore la Sécu, les néolibéraux vont la détruire, comme ça, sans en avoir l'air, par pragmatisme, et ils prétendront que la solidarité a fait son temps et qu'elle est morte de sa belle mort... naturellement.

A moins qu'on la remette sur pied et qu'on s'en serve de modèle pour assécher le capital et virer tous ces sagouins. Qu'on s'en souvienne le 1er mai !

 


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À propos de l'auteur(e) :

Christophe Martin

Passionné de sciences humaines mais d'origine bretonne, je mets mes études en anthropologie et mon humour situationniste au service de mon action politique et sociale.


Formateur dans l'industrie et pigiste au Progrès

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