Mode sombre

Arrivé sur le parking du dépôt à 6h30, huit bus de ville sont déjà démarrés, en train de chauffer. Au sortir de la voiture, l’itinéraire vers la salle des conducteurs est plus dicté par les détours afin d’éviter les nuages de gaz d’échappement que par les allées tracées au sol. 

Suivant le planning, reçu le vendredi à 17h00 pour la prise de poste du lundi matin (bonjour l’organisation personnelle...), je prends les clefs du véhicule qui m’est affecté et pars réaliser les contrôles, effectuer l’éthylotest, insérer ma carte professionnelle, paramétrer la billetterie, puis le démarrer. Sauf que ce matin, il ne veut pas partir. Je tourne la clef et rien ne se passe. J’ai de la chance que les mécanos soient arrivés avant l’heure: ils peuvent intervenir (dans quelques jours, il n’y en aura plus qu’un proche du départ en retraite). En fait, c’est le coupe-circuit qui décide de couper aléatoirement l’électricité. Le car démarre, je vais pouvoir faire la ligne avec une dizaine de minutes de retard. Les lycéens sont patients et attendent aux arrêts sans critique. Je les informe en même temps que je transmets des excuses. C’est normal d’avoir des explications, et surtout, les clients étant globalement très sympas justifient ces marques de considération (à défaut d’un service nickel pour cause technique… ou financière?). 

En fait le métier de conducteur a de bons côtés, notamment les relations clients. On découvre des personnes qui ont des parcours de vie impressionnants et partagent des anecdotes avec simplicité. Il y a bien quelques moments moins faciles, mais en fait cela demande de développer des actions de speed-management. Surtout, les sourires reçus sont autant de signes gratifiants. 

De plus, tant que nous réalisons notre travail comme attendu, nous avons un sentiment de grande liberté, quand bien même toute l’activité est encadrée : éthylotest, carte professionnelle enregistrant les temps et les vitesses, GPS trahissant tous les mouvements... L’encadrement rappelle régulièrement les consignes de sécurité, ce qui évite les mauvaises habitudes. Le métier demeure pourtant attractif. Et conduire ces engins de 12 tonnes, 13 mètres tout d’une pièce, en jonglant avec les porte-à-faux, est un exercice très plaisant. 

Enfin, il y a une forte solidarité au sein de l’équipe. Cela était indispensable pour réaliser l’entièreté des services pendant les quelques mois où l’absentéisme s’élevait à 33% des effectifs. Autant dire que dans ces conditions une institution est en mode survie ; c’est l’implication du personnel qui demeure l’unique rempart AVANT que le service implose. 

Vendredi dernier, j’étais affecté au poste d’ «assureur » le matin ; je devais donc m’assurer que l’ensemble de mes collègues arrivent bien à l’heure et effectuent leur prise de poste suivant le programme. Il s’agit également de mettre en chauffe le « car de réserve » ainsi que les véhicules servants aux conducteurs ayant effectué le « service à la demande » en véhicule léger depuis 4h00. Sauf qu’entre ces instructions posées sur la feuille de prise de service du jour, et la réalité, il peut y avoir des décalages. J’avais donc passé une partie du vendredi matin à chercher le véhicule de réserve (inexistant puisqu’à l’atelier), ainsi que les véhicules à mettre en chauffe. Mais l’organisation n'était pas basée sur des enchaînements entre véhicules légers et cars... il convient de se débrouiller. 

Le responsable d’exploitation du service voisin ne disposant d’aucune information complémentaire, je me débrouille donc... La débrouille, c’est l’esprit maison. Plus d’an sans avoir encore rencontré le formateur interne censé apporter les connaissances de base de l’entreprise... 

De même, lorsque c’est à mon tour de partir avec mon car. La porte arrière ne veut plus s’ouvrir. Toujours pas d’encadrement, les responsables des autres services ont également pris la route pour remplacer des absents. Je m’en remets donc aux mécaniciens, bien heureusement arrivés à l’atelier avec un peu d’avance. Ne pouvant partir avec cette panne, ils appellent le responsable de la troisième entité économique du dépôt (fonctionnant, elle, en délégation de service public avec le Conseil Général). Je pars donc avec un car de même marque et modèle que celui que j’utilise quotidiennement. Sauf que celui que je roule exceptionnellement compte 440000 kilomètres, contre 220000 kilomètres pour mon outil de travail habituel. Or, surprise : dans le vieux, car de réserve, aucun bruit parasite (sifflement des joints de portes et fenêtres), des commandes douces et précises, un moteur coupleux et puissant (sans sifflement de courroies)... à tel point que lorsque j’approche du radar à la sortie du dépôt, tout à l’étonnement d’entendre le son de la pédale d’embrayage arrivée en buttée, il me faut freiner, car les 12 tonnes ont beaucoup d’allant. 

Bon, je profite de ce court moment avec du matériel faisant l’objet d’une maintenance conforme aux bonnes pratiques. Dans trois heures, après ma première coupure, il me faudra reprendre un des cars affectés au service 

interurbain : du matériel réformé dans les dépôts des agglomérations voisines et qui sont récupérées pour servir les intérêts financiers locaux (amortissement comptable moindre, voire nul). 

Pour l’anecdote, cette fonction d’assureur relevant de l’encadrement, et réalisé par les responsables d’exploitation au service urbain, est donc confiée au conducteur dans mon service ; pour autant cette délégation ne fait l’objet d’aucune valorisation. Mais cela, c’est le lot commun du service. C’est à croire que lors de la réponse aux appels d’offres en vue d’obtenir la délégation de service public pour les transports en commun, seules les lignes urbaines justifient de l’intérêt de l’employeur (meilleure convention collective, organisation efficace et respectueuse, véhicules neufs, bien entretenus et bien équipés, encadrement de qualité et présent sur toute la période d’activité, comité d’entreprise actif et bien doté, etc.) et qu’en contrepartie, il crée une société permettant d’échapper à toutes ces «charges » afin de réaliser le maximum d’économies sur l’activité interurbaine (périphérie rurale). À vivre au quotidien, lorsqu’un tel écart s’installe dans une même entreprise et surtout se traduit en termes de dégradation des conditions de travail, cela est quelque peu choquant (voire révoltant, lorsque l’organisation des plannings (en parfaite opposition avec le droit du travail) transforme quelques dizaines de personnes en serfs qui attendent leurs plannings au bon plaisir de leurs « maîtres », en perdant toute liberté d’organisation personnelle et familiale). Car, les transports sont utilisés au gré des flux des travailleurs et écoliers ; ce qui se traduit en journée de travail de 7/8h rémunérées, pour une amplitude de 12 heures, mais le plus souvent supérieure. 

Lorsqu’on sait que le principal actionnaire de la société qui promeut ce type de fonctionnement n’est autre qu’une succursale de la SNCF... nous transportons des anciens de la SNCF, retraités à 50 ans, dans des bus conduits par des personnes de plus de 65 ans et souvent plus de 70 ans. Voilà un visage du capitalisme moderne. 

Dans les moments de difficulté, le service est laissé à lui-même sans qu’aucun appui du groupe ne se présente. Tant que les lignes sont assurées, en fait personne ne voit le désarroi et le coût humain qui en résulte. Le fonctionnement « en mode dégradé » de cette entreprise ne perdurerait pas sans pouvoir compter sur des collègues bienveillants. Tandis que durant des mois l'équipe fait face à 33% d’absentéisme, cette carence d’aide, voire d’intérêt, peut apparaître comme critique. Mais le coût de cette gestion n’est pas anodin : un absentéisme lié à des maladies professionnelles, mais aussi du surmenage, un turn-over continu avec une fuite de chauffeurs qui ne tarit pas. 

Force est de constater que les troubles musculosquelettiques (et les douleurs qui en résultent et qui perdurent hors du travail) constituent un point critique du travail de conducteur : outre certains véhicules dont le poste de conduite n’est plus réglable (ou se dérègle durant la conduite), l’ensemble des accessoires ajoutés sur le véhicule se situe dans des lieux inadéquats quand ils ne sont pas gênants. Lorsqu’ils sont utilisés tout au long de la journée, cela entraîne immanquablement une usure physique forte. Pourtant, il serait simple de réduire ces contraintes quotidiennes ; seuls des choix de gestion l’interdisent. 

Par exemple, un matin d’hiver, le délégué syndical me dit : « Tu sais que de rouler avec les phares antibrouillards peut te valoir une amende et un retrait de points sur le permis ». Le soir en reprenant le service, je me dis qu’avec les lumières de la ville, je vais essayer de me passer de l’éclairage des antibrouillards... avant même d’être sorti d’un village limitrophe, je me retrouve dans une petite impasse inconnue : en fait, l’éclairage du véhicule est tellement dégradé que je n’ai pas vu la route principale tournant à droite (sans éclairage public). Et cela uniquement, car le coût de réparation de l’éclairage d’une dizaine de cars est jugé trop important. Mes employeurs parlent de sécurité ?... 

Autre point critique, le système radio portatif : quasiment une fois sur deux, nous nous retrouvons avec une radio dont la batterie est vidée dans les premières minutes du trajet. Outre que cela contribue à isoler les conducteurs, surtout les collègues du service urbain disposent d’équipements fixes, et lorsqu’ils ne reçoivent par l’information utile pour les correspondances, les tensions montent. Tout cela uniquement parce que le «coût de l’installation » est jugé trop important au service interurbain. Au-delà de toutes les analyses financières, les radios portatives sont simplement un désastre. 

Dernier exemple de cette gestion à courte vue : les tenues. Le choix a été fait d’une seule dotation annuelle de tenue en février (d’autres structures font une dotation à l’entrée en service, ou au plus tard à la fin de la période d’essai). Mais cette année, puisque le nouvel appel d’offres sera attribué dans les quatre mois, pas de dotation en attendant la décision des élus. Cela pourrait paraître compréhensible, sauf à considérer que pour le coup, quasiment toute l’équipe se retrouve sans chaussures de sécurité (sauf achat personnel), ni gants pour réaliser les pleins en diesel. Et que dire lorsque l’on sait que le service urbain dispose des dotations habituelles, mais surtout les pleins y sont effectués par l’encadrement (à quel coût?), et le nettoyage des véhicules est réalisé par une société extérieure. 

Mieux (ou pire encore), les changements de programme sont fréquents, et à certains moments peuvent être incessants (plusieurs changements la même journée). 

Est-il utile de préciser que cette inorganisation est extrêmement exigeante tant d’un point de vue physique que psychologique ? 

Sans qu’aucun lien formel puisse être démontré, c’est le moment où un collègue décède d’un arrêt cardiaque, puis qu’un autre se suicide... Pourtant, cette crise a été dépassée ; tous les personnels se sont impliqués très au-delà de leur engagement contractuel pour assurer le service. Certes ces tragédies se sont déroulées dans la sphère privée, mais elles ont affecté et fragilisé l’équipe... sans qu’aucune démarche spécifique de soutien et d’accompagnement ne soit jugée utile par l’encadrement. Pire, le passage du directeur régional a été reporté pour cause d’enterrement. Mais il n’a jamais été reprogrammé. 

Il en résulte une ambiance se dégradant, et beaucoup de désillusions. Pourtant tous les « ingrédients » sont en place pour offrir un cadre de travail de qualité (sauf à avoir une vision purement matérielle et financière niant la capacité des ressources du personnel). 

Mais il semblerait que tant que le personnel interurbain fait face à la pénurie de personnel, au matériel vieillissant et peu ergonomique, s’adapte à des situations d’une variété sans commune mesure avec le travail répétitif et prédictif qui est la norme dans la profession, et surtout tant que tous ces dysfonctionnements peuvent être cachés aux élus, eh bien, les cars roulent comme il est possible et des travailleurs peinent et souffrent. C’est d’autant plus dommage que tout cela n’est que l’affaire d’un peu d’ambition managériale, d’une saine organisation du travail et d’investissements intelligents (et surtout concertés) ; dès lors, il serait tout à fait possible de reprendre nombre de transports externalisés et d’optimiser ainsi les résultats comptables... 

SW


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